L’obsolescence
programmée est une chose qui me concerne. Pas du point de vue
matériel, non. Ce concept me concerne moi, moi en tant que personne.
Je suis un être humain dont l’obsolescence a été programmée. De
manière politique. Tout cela vient de la différence entre tradition
et culture. Je suis né dans une famille que, à l’époque, on
qualifiait de prolétaire. En ce temps, la culture était la
propriété exclusive de la classe dirigeante. Avec des nuances, le
mépris, par exemple, qu’on pouvait avoir pour les nouveaux riches,
les B.O.F. au sortir de la guerre ( Beurre, Oeufs, Fromages, tous
les gens qui s’étaient enrichis du marché noir) et toutes les
madames sans-gêne. Le « peuple », quant à lui, avait
des traditions. A commencer par la religion, différente selon les
nations mais toujours instrument de domination et complice du
pouvoir. La tradition, c’était aussi la guerre où l’on envoyait
« la chair à canon ». La tradition, c’était aussi le
folklore et tout un tas de cérémonies, certaines dite « de
passage », comme le mariage ou le service militaire. Or, depuis
la Révolution Française, une partie des élites s’est dissociée
de sa classe de naissance et s’est attachée à faire partager la
culture au peuple. Parmi ces mouvements, bien entendu, le communisme
qui, on peut le lui reconnaître, à toujours mis au premier plan de
ses préoccupations l’éducation des masses. Bien entendu derechef,
cette éducation est soumise à caution, dans son côté
manipulatoire et son caractère moult fois constaté de mensonge
« plus beau que les anciens mensonges » ( Aragon in Les
Poètes). Le paroxysme étant, pour ma génération, le « petit
livre rouge » de Mao. Mais ce mensonge nouveau ne peut être
jugé isolément du fait qu’il remplace un autre mensonge et que
les tenants du pouvoir, eux-mêmes, se sont toujours évertué à
enseigner au « peuple » des vertus qu’ils ne
respectaient pas eux-mêmes. La religion, évidemment, la fidélité
conjugale, les mœurs d’une manière générale, y compris une
sexualité interdite, la gestion parcimonieuse de l’argent, le
respect d’autrui, la générosité, ce que l’église appelle les
péchés capitaux, dont on peut constater, pour tous, que si le
paradis existait, les puissants n’y auraient manifestement pas
droit. Mais, le paradis, c’est évidemment une création des
dominants pour asseoir leur domination sur un peuple inculte,
volontairement soumis par eux à l’inculture. Le paroxysme de la
prise de pouvoir des « humbles » sur la culture dite
« bourgeoise », c’est, pour moi et, je pense, d’une
manière générale, 1968. Citer 68 fait aujourd’hui sourire.
C’était pourtant tout sauf une plaisanterie. Cette année-là et
celles qui l’ont suivie, ont marqué la prise de pouvoir d’une
partie du peuple sur la culture. Pas dans la dénonciation de cette
culture. Dans l’accaparement de cette culture. La motivation
profonde était on ne peut plus claire : pour lutter contre le poids
des traditions qui oppriment les masses et les maintiennent en
ignorance, la seule solution est de l’éduquer. Pour nous, la
culture, ce n’était rien d’autre qu’un processus rationnel
pour éliminer les traditions, à commencer par la religion, parce
qu’en prime, nous étions tous absolument agnostiques. Nous y avons
beaucoup travaillé. En vain, comme nous l’allons voir. En 1968, la
bourgeoisie française, autant culturelle qu’économique, a senti
le vent du boulet. Si le peuple est cultivé, alors !... En quelques
années, les masques sont tombés. A l’ennemi héréditaire du
« bas peuple », il ne restait que deux solutions, cette
fois nous en étions certains : s’excuser ou bien tomber dans le
facisme, les phrases terribles de Goebells sur la culture, par
exemple. Ma génération n’a pas su, pas pu, probablement, profiter
de cet avantage. Parce que le pouvoir bourgeois est un Phénix. Même
par terre, même en cendre, il sait renaître. Le double défi auquel
il était confronté était clair : pour maintenir son pouvoir,
discréditer les traditions, pour maintenir son pouvoir, trouver une
autre forme de domination silencieuse et indolore. Son problème,
c’étaient les gens comme moi, très nombreux à l’époque,
réellement nés dans une étable entre un bœuf et un âne ( joke
!..) et qui avaient lu. Beaucoup lu, beaucoup fréquenté les
théâtres, écouté de la musique, classique compris, qui, donc,
avaient visiblement franchi le mur sans avoir le passeport tamponné
par les instances reconnues. Dès cet instant, pour eux, le niveau de
culture ne pouvait donc plus rester un critère objectif de la valeur
d’un homme selon leurs critères. Il fallait inventer une nouvelle
sorte de religion. Le choix était évident : l’argent. Option
possible, rétablir l’emprise de la religion sécularisée, option
qui, aujourd’hui, est manifestement sur le devant de la scène.
L’idée était simple et a marché, évidemment, puisqu’elle
était simple, voire simpliste. On appelle cela la « propagande ».
Quand on a de l’argent, on peut, par exemple, magouiller le marché
de l’art et imposer comme géniaux des créations dont le peuple,
toujours aussi ignorant, décidément, dira une chose imbécile : un
enfant de cinq ans pourrait le faire. Le lapin de garenne ne voit
jamais le piège qui va le tuer. Le but était évidemment de faire
croire au peuple que « nous avons tous du talent ». Le
critère, c’est évidemment combien ça se vend. Et, comme vous
savez, l’argent, c’est pas nous qui l’avons. Le but final,
c’était donc de rétablir la valeur de la « tradition »
en face de ce que nous savons être, tous, la culture. Un africain
qui taille sommairement un masque dans une écorce, c’est
évidemment aussi intéressant qu’une toile de Van Gogh ou de
Picasso. Un DJ, c’est pareil que Mozart, un slameur, c’est pareil
qu’Aragon, un type qui a été un cancre stupide toute sa vie, a
évidemment un discours aussi intéressant qu’un autre qui a tout
lu, un type né dans les quartiers nord de Marseille est évidemment
égal à celui qui est né à Neuilly, on n’est absolument pas
xénophobes et un « arabe » c’est évidemment comme un
« gaulois »....... Comment pourrait-on en douter ? Sauf
que tout ça suppose qu’il n’y ait plus aucun miroir dans notre
univers familier. Impossible de casser tous les miroirs. Il fallait
donc en créer un nouveau, un primordial, un qui ferait oublier tous
les autres. Ils ont appelé ça « la télé ». Ils y ont
mis tout leur pognon. Tu l’allumes et tu es à l’écran. Pari
gagné. Vous trouvez ces mots outranciers ? Pari gagné. Ce que vous
devriez comprendre, c’est que c’était ça, le plan. Éliminer
tous ces gens, dont je fais modestement partie, qui ont une vision
décalée de la réalité sociétale. Mes camardes et moi, on s’est
tout simplement fait baiser. Le problème, c’est que,
personnellement, je ne vois pas vraiment la sortie. Aujourd’hui,
vous semblez tous convaincus que la culture et la tradition, c’est
pareil. Par exemple, un algérien est de « culture »
arabe, un sénégalais de « culture » africaine. J’en
ai le cul troué. Non, non, pas de « culture »... De
tradition. La culture, c’est encore ce qui remet en cause les
traditions, c’est le résultat d’un long apprentissage et non
d’un hasard de naissance. D’ailleurs, regardez simplement dans
quelles écoles les dominants font leurs études - et continuent d’y
envoyer leurs descendants.... C’est tout simplement évident.....
Je suis donc bien la
victime involontaire et sans rancune d’une obsolescence programmée
politiquement et financièrement. Tout ma vie j’ai bossé pour être
cultivé, bourgeoisement s’entend, et, quand j’y suis à peu près
parvenu, la culture avait disparu, sous l’action concertée des
puissances d’argent. Victime involontaire de l’une des seules
périodes de l’histoire de notre pays où l’ascenseur social
fonctionnait. Je n’en veux à personne. De ce voyage, j’ai gardé
pour moi la culture, tout au long d’un chemin dont je me dis
aujourd’hui que je n’aurais pas aimé en parcourir un autre. Par
contre, à ceux qui trouveraient encore ça comique, je signale que
le « parti de l’inculture » risque d’être
prochainement aux manettes parce que vous l’aurez élu. Et, là, je
pressens que ma culture pourrait enfin me servir à sauver ma
peau......
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