lundi 7 février 2011

Quoi de neuf? Diderot....

Pour qui fait profession de penser, le questionnement de base est immanquablement celui de la norme. S’insérer dans une sorte de continuité et reprendre à sa charge l’évolution des débats présents et passés ou bien refuser toute paternité, se poser soi-même en cas philosophique, avec tout le grisé que suppose la réalité, qui ne se conforme jamais aux raisonnements en blanc et noir, qui impose, selon le principe même de réalisme, qu’on ne soit jamais d’un côté ou de l’autre de manière entière, qu’il nous faudra toujours négocier avec notre propre pollution de l’esprit. Aucun de nous n’est au sens strict un cas philosophique. Cela interdit-il pour autant de le tenter?.... Et, ce, malgré tous ceux qui, eux-mêmes, n’ont aucun scrupule à vous rappeler que vous n’êtes que le produit d’une civilisation judéo-chrétienne. Au passage, on pourrait tout simplement leur faire remarquer que ce point de vue ne traduit rien d’autre que la satisfaction qu’ils retirent de ce qu’ils considèrent comme un état de fait incontournable.

Apparaît alors le problème de la chapelle. Ce qui me ramène, personnellement, au questionnement relativement efficace des années 70: d’où parlez-vous? Si le sieur est un scientifique, son discours sera outrageusement favorable à la science. S’il est philosophe, il ne pensera qu’à défendre la primauté de l’idée, d’un progrès dans l’histoire de la pensée. S’il est quidam, il se moquera allègrement de tout ce galimatias. Et si, par hasard, votre interlocuteur meurt de faim, il vous dira que vous êtes très beau et que votre discours est remarquable, à condition que vous lui accordiez l’aumône d’une petite pièce. Et si vous êtes, comme je le suppose fermement, tout à fait normés, vous pensez à cet instant que je suis un sale raciste, xénophobe, élitiste, cynique, facho, fou, asocial, malade, perdu, inhumain,...(rayez la mention inutile). N’en reste pas moins que, tous, quelle que soit la catégorie sociale ou politique à laquelle nous appartenons, tous, nous avons évidemment eu affaire à ces gens dont l’unique préoccupation n’est qu’eux-mêmes... Nos pères et mères, peut-être, notre compagnon(e), notre meilleur ami, nos enfants, pour ne parler que du cercle des proches... Le voisin, l’inconnu de la rue... La justification d’une telle attitude, qui s’appuie souvent ou bien sur la science, ou bien sur la philosophie, parfois même les deux, c’est que tout le monde est ainsi fait.... Je prétends qu’il y a des exceptions.. Il y a les cas philosophiques...

Un exemple me paraît significatif: celui de Denis Diderot. Ce littérateur doit une partie de sa disgrâce à l’emploi, dans l’un ses textes, de deux ou trois mots du genre bite, couille, con... Des insanités qui sont aujourd’hui du niveau de nos cours de récréation.... Mais, à l’époque... On le battit donc froid, ce qui est encore un peu le cas. Diderot n’a pas aujourd’hui la réputation qu’il mérite. Ce grand écrivain qui consacra une grande partie de son temps à l’énorme travail de la rédaction de l’encyclopédie, en quoi il voyait la concrétisation de son matérialisme forcené, au point d’y sacrifier un peu son oeuvre purement littéraire, quittera le monde en 1784, cinq années avant la Révolution dont il est pourtant l’un des plus évidents inspirateurs. Sa réputation sulfureuse n’a pourtant rien à voir avec son emploi de mots triviaux. Ce sont ses écrits, jugés comme antireligieux, qui lui valurent d’être emprisonné. C’est que Diderot est l’un des très rares écrivains français a avoir, dans la deuxième partie de sa vie, du moins, vécu dans la négation de l’existence de dieu. Pas seulement anticlérical et athée, plus qu’agnostique, antithéiste. Un homme persuadé de l’influence néfaste des thèses déistes, de la religion et de la croyance sur la vie de ses contemporains. Très rare, disais-je, car Diderot n’accordait aucune chance à l’existence d’un dieu, quel qu’il soit, et refusait tout débat sur ce thème. Ni dieu mort ni dieu bon, ni mauvais, ni utile, ni nécessaire, sauf aux puissants afin d’asseoir leur pouvoir sur les esprits. Aucun dieu, aucun débat. Le refus total. Très rare parce que je pense qu’il y a très peu d’autres auteurs qui aient ou aient eu une attitude aussi radicale. Au point de se faire enterrer civilement, à cette époque où ce voeu testamentaire n’allait pas de soi du tout. Des athées, certes, toujours prompts à se convertir, la mort approchant, des esprits “larges” qui s’accommodent de cette question chez les autres, ce qui leur évite d’avoir à faire un choix, des traditionalistes, qui se saisissent de cette question au nom d’une continuité dans la pensée, ce qui les amène parfois à une critique fondamentale, qui les conduit parfois jusqu’à la frontière de l’existence même d’un être supérieur, qui s’arrêtent, tous, au doute, à ce moment où le choix de croire est remis à chacun, à sa conscience, démontrant souvent qu’il n’y a pas plus de preuve positive que négative. Mais aucun qui réfute la question même. Diderot est un cas philosophique. Pas la peine de chercher plus loin le peu d’estime dans laquelle on le tient généralement, dans ce pays très marqué par la tradition catholique, bien plus qu’il n’est admis.

Dans le sillage de Diderot, mon désir est donc de me poser, infatué que je suis, en cas philosophique. Lui, venait après Descartes et Spinoza, considéré comme le maître de l’athéisme. Réputation fausse, à mon sens. Avis motivé par le fait que considérer une question est toujours participer à son établissement dans le réel, ne serait-ce qu’en obligeant ses contradicteurs à parfaire leur argumentaire, dans la mauvaise foi ou dans l’autorité. Mais, bien plus, débattre a pour conséquence de faire passer l’idée d’être suprême du domaine de l’arbitraire à celui du débat ouvert. Ce faisant, la contestation ne peut plus être globale et inconditionnelle. Le contradicteur doit s’expliquer sur la contestation d’une idée inepte et se trouve même contraint, lui-même, d’y donner corps: si l’on en parle, c’est bien que cela existe.....Diderot était le contemporain de Kant, pas plus efficient, selon moi, à réfuter l’existence d’un dieu et pour les mêmes raisons. Moi, je viens après Darwin, Freud, son concept de blessure narcissique, et, surtout, Nietzsche, ce qui fait un sérieux changement dans le paysage spirituel, et pourrait donner à penser que, pour le coup, ma démarche est, d’entrée, obsolète. Car on retient de Nietzsche, en général, qu’il a porté le coup fatal à la croyance. C’est inexact, selon moi: la question n’est pas réfutée. Dieu n’est pas mort. Cette formulation est par trop ambiguë et laisse la porte encore entr’ouverte. On serait en droit, d’ailleurs, de se demander si ce n’était pas là l’intention de l’auteur, et de remettre en cause, de fait, sa radicalité. Dieu n’est pas, n’a jamais été, n’est donc pas mort, et tout ce qu’on a pu en dire ou écrire est seulement digne du musée de la pensée. Ce qui ne signifie en rien qu’ils doivent pour autant être ignorés. Mais simplement que nous devons leur conférer l’intérêt d’un épisode historique de la pensée frappé d’obsolescence, comme, par exemple, l’existence de races ou les considérations animistes, les religions primales des Hominidés anciens de par le monde. Dieu n’est en rien une question philosophique. La pensée humaine s’est trompée de branche sur l’arbre de son parcours. Et même s’il semble que la question sociale et politique de la religion ait encore de beaux jours devant elle, une actualité brûlante, je suis persuadé que nous sommes bientôt au bout de cette branche pourrie et qu’il va nous falloir reprendre le chemin soit en sautant d’une branche à l’autre, soit en revenant bien en arrière dans le temps, totalement autrement dans la sélection des penseurs que la postérité a choisis, sans aucun hasard, j’en suis persuadé, puisqu’elle n’a retenu presqu’exclusivement que ceux qui ont considéré la question de dieu comme pertinente. Nietzsche nous a indiqué un point de départ possible, celui des philosophes pré-platoniciens. Ce qui ne peut, pour autant, être considéré comme la racine d’une pensée différente, si on l’en croit lui-même, puisqu’il réfute l’idée d’une archéologie de la pensée et nous oriente plutôt vers l’idée que tout ce qui pouvait concrètement être pensé, compte tenu de l’évolution des connaissances, a toujours été pensé en même temps et par tous ceux qui en ont fait l’oeuvre de leur vie. En vérité, il nous faut aujourd’hui retrouver ceux des penseurs qui, comme Diderot, ont refusé de penser ce sujet. Et il y en a. Ainsi, être un cas philosophique pourrait bien signifier plutôt un changement de référence qu’une invention. D’ailleurs, si l’être humain était capable d’invention, cela se saurait.




« Un phénomène est-il, à notre avis, au-dessus de l'homme ? Nous disons aussitôt : c'est l'ouvrage d'un Dieu ; notre vanité ne se contente pas à moins. Ne pourrions-nous pas mettre dans nos discours un peu moins d'orgueil, et un peu plus de philosophie ? Si la nature nous offre un nœud difficile à délier laissons le pour ce qu'il est et n'employons pas à le couper la main d'un être qui devient ensuite pour nous un nouveau nœud plus indissoluble que le premier ».

D. Diderot in “Lettre sur les aveugles et à l'usage de ceux qui voient”

Cette phrase est plus que simplement athée... La question de dieu y est renvoyée d’un revers de main et pas même remise: elle n’est pas une question. Une mauvaise réponse, tout simplement.