mardi 10 novembre 2009

Nietzsche et Camus

La différence entre Camus et Nietzsche, entre l’absurde et l’amor fati, c’est la notion d’étonnement: d’un côté, on est “surpris” d’être là et de la beauté du monde. De l’autre, on ne s’en étonne pas. Le monde est ce qu’il est et c’est une joie que d’en être.


Un point me paraît important à souligner. Le fait que la “surprise“ dont les premiers sont atteints vient après un éloignement d’avec la réalité, un désenchantement, une déception, un constat pessimiste de l’état des choses. La surprise ramène à la beauté du monde, un temps oubliée, perdue de vue. C’est pour eux l’étape qui suit la découverte du tragique. Mais, pour eux, le tragique, la part inacceptable de l’existence est, principalement, presque exclusivement, la prise de conscience du fait que le ciel est vide. Que nous serions abandonnés. C’est pourquoi, à mon sens, ils s‘égarent ensuite dans l’énoncé de solutions au problème qu’ils ont eux-mêmes découvert. Le ciel ne peut pas rester vide.

Les philosophes prescripteurs, ceux qui ont trouvé leur solution pour vivre cette vie tragique et tentent de nous la faire partager, inventent des systèmes qu’ils croient seuls capables de combler un vide par eux découvert.


L’absurde, c’est l’affirmation qu’il n’y a rien à comprendre, que tout est néant, que, si le ciel reste vide, alors, rien n’a de sens. Mais c’est oublier que le sens est à la base de la réflexion humaine et que c’est l’esprit humain qui a besoin de sens. Le sens n’est pas une notion intrinsèque, naturelle, universelle. La quête de sens est dès l’origine orientée. On recherche un sens dans une direction donnée, suivant des principes établis, en relation avec les quêtes précédentes de sens, quitte à les déconstruire. Mais toujours en rapport avec elles. L’absence de sens n’est jamais envisagée comme un fait. Il ne se peut pas qu’il n’y ait pas de sens. Ou alors, absence de sens signifie absence de tout, absurde, nihilisme, refus, repli, abandon.

Nietzsche n’est pas un philosophe prescripteur. Ce n’est pas non plus un philosophe du sens. Mais l’absence de sens ne pose, chez lui, aucun problème: il n’y a aucun sens à l’existence, et alors? Cela nous empêche-t-il d’aimer la vie? C’est, je le crois profondément, que Nietzsche n’a pas besoin, pas envie, pas de nécessité, à remplir un ciel qu’il sait vide.

Et l’on en arrive au concept nietzschéen de ressentiment. Concept beaucoup plus puissant qu’il ne m’a paru au premier abord. Pour lui, l’homme du ressentiment est le meurtrier de dieu. Pour moi, puisqu’il en est le meurtrier, il ne se peut pas qu’il n’en soit pas également le créateur. Par l’exercice d’une logique primaire, il paraît en effet évident que seul celui qui crée un objet conceptuel puisse le détruire. Mais ma conviction tient avant tout à la personnalité même du créateur de l’idée d’éternité de l’âme. Un homme inquiet sur la pérennité de son esprit, de ses productions, jaloux de la puissance intellectuelle d’autrui, qui comprend assez rapidement que ce qu’il a produit ne lui survivra pas parce que frappé au coin du médiocre. Pour un tel homme, la seule possibilité d’une éternité, que sa vie ne lui a pas accordée, faute d’en avoir fait une oeuvre remarquable, est celle de l’âme. C’est ainsi que dieu et son paradis verront le jour dans l’esprit des hommes médiocres. Les hommes du ressentiment. En quoi l’absurde serait-il l’expression d’un ressentiment? Par l’impossibilité de trouver un sens si le ciel est vide. Par la quête infructueuse, désespérément infructueuse, d’un sens. Par le sentiment d’abandon. Cette sensation d’avoir été trahi par un père éternel absent. Sans vouloir sombrer dans la psychanalyse de comptoir, je ferais d’ailleurs remarquer l’absence de père chez Camus, la problématique omniprésente du père chez Beckett, Vian, le père absent de Ionesco, etc... Peu signifiant, me direz-vous, si l’on songe, par exemple, à Sartre, qui n’a pas connu son père, mais, surtout, à Nietzsche, orphelin de père, qui, tous deux, n’ont pas sombré dans l’absurde. Reconnaissez-moi, pour le moins, que ces deux derniers sont marqués par le tragique de l’existence, et que, bien que leur réponse à ce stimuli ne soit pas une théorie de l’absurde, ils partagent avec les “absurdes” un sens aigu du tragique de la condition humaine, dont Nietzsche, d’ailleurs, peut être considéré comme l’inventeur. Ce qui les différencie des “absurdes”, avant tout, c’est, précisément, l’absence de ressentiment. Pour Nietzsche, le tragique ne tient pas au fait d’être au monde mais à la difficulté d’affronter la fin inéluctable de l’être au monde. Le monde n’est ni beau ni laid, il est. Et l’auteur n’est jamais mû par un désir d’améliorer ou bien de changer ce monde. Pas plus qu’il n’est de trouver un sens au fait d’être. Peut-être y a-t-il un sens, peut-être pas. La question n’est pas posée. Le seul objet qu’il se fixe est une adaptation aussi parfaite que possible au monde tel qu’il est. Pour les “absurdes”, au contraire, le monde est, d’abord, décevant. Le tragique de l’existence tient au fait même d’être. D’être et de quérir le sens de cet “être”. Cette quête étant d’emblée vouée à l’échec, ils se retrouvent dans la délicate position de ne pouvoir justifier le fait d’être par aucun sens et, dans le même temps, du constat d’un certain bonheur d’être. Ce qu’ils traduisent par une exigence sur la qualité d’être. La quête d’un sens. Qu’ils ne trouvent évidemment pas. D’où leur conclusion que tout cela est absurde. Le ressentiment, c’est justement d’en vouloir au monde de n’avoir pas de sens. Parce qu’il leur est impossible de concevoir l’absence de sens. Ne trouvant pas de sens, il s’en prennent au monde même, au fait même d’être au monde, ce qu’ils qualifient d’absurde. C’est la quête infructueuse de sens qui crée le ressentiment. En un sens, ils sont à la fois les créateurs d’un dieu, en tant qu’il serait le sens, et leur meurtrier, en tant qu’ils ne trouvent pas le sens, éliminant ainsi l’hypothèse du dieu, et, par là, vidant eux-mêmes leur quête de sa substance. La réponse de Nietzsche, avec le tragique, ou de Sartre, avec le néant, sont d’une nature très différente. Et d’abord, d’évidence, parce qu’elles ne posent aucune quête de sens. Et que, donc, cette absence les préserve du ressentiment, de l’échec.

En ce sens, j’en suis convaincu, l’absurde est une sorte de dégénérescence de l’idée d’un dieu. Le dieu tel qu’il est décrit par la religion n’est pas opérant, trop simpliste. La quête n’est autre chose que la recherche d’un dieu personnel, universel, et à jamais établi au dessus du monde, hors de portée. Quête sans réponse. D’où une certaine déception, puis un ressentiment face à cet objet intellectuel qui refuse de se plier aux exigences humaines, et, enfin, l’abandon: tout est absurde. Si Nietzsche n’est pas tenant de l’absurde, c’est que, précisément, il n’a pas de quête spirituelle. Pas de recherche, donc, pas de déception, donc pas de ressentiment. Je crois sincèrement que nous n’avons pas encore tout à fait saisi la portée de cette absence de désir pour un être suprême.

2 commentaires:

  1. "Ce n’est pas non plus un philosophe du sens."

    Bien sûr que si. L'absence de sens que traduit la conception absurde du monde est décrétée par principe et c'est une manifestation de pure subjectivité. Les sens adverses sont ainsi éjectés au profit d'un sens nouveau, produit et proposé par Nietzsche. Ce sens se manifeste dans la volonté de puissance, le surhomme et l'éternel retour. Il vide le ciel des idéologies précédentes pour proposer la sienne. La volonté de puissance est le moteur, le surhomme le but à atteindre. Et l'éternel retour la consolation. Nietzsche ne sort jamais d'une problématique chrétienne. Il ne sait pas se contenter de sa vie actuelle, il a besoin d'une espérance, d'un but. De purs fantasmes. Comme pour les autres religions. Lou a raison quand elle le décrit rien que moins comme un prophète qui prophétise. Dans le droit fil judéo-chrétien.

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  2. "Et l’auteur n’est jamais mû par un désir d’améliorer ou bien de changer ce monde."

    Comme penseur réactionnaire, Nietzsche veut absolument changer le monde. Il hait la modernité et la démocratie qui gagne du terrain en Europe. Il veut un retour aux valeurs de la Grèce antiques - enfin telles que lui les conçoit... - et en particulier il insiste sur l'esclavage alors qu'il vit dans une période où l'esclavage est de plus en plus contesté (USA : guerre de sécession, Russie : abolition du servage, Angleterre : opposition à la traite des noirs). Il nous parle de la "guerre indispensable" et de la nécessité d'unir les pays européens pour que l'Europe devienne la "maîtresse du monde". Pour les siècles des siècles, comme toute idéologie millénariste. Avec lui comme le messie.

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