L’argent, voilà
l’utopie.
Qu’y
a-t-il de plus concret que l’argent? De plus matériel? Son pouvoir
est immense, le sérieux qu’on lui accorde, extrême, son
universalité, incontestable, son attractivité, infinie. Rassembler
argent et utopie dans le titre d’un texte peut donc sembler
paradoxal. Rien ne ressemble moins à une idée que l’argent, à
priori.
Si
nous imaginons, comme je le lui souhaite, que l’Humanité va
continuer de peupler la Terre pour des millions d’années, nul
doute que l’évolution l’amènera à remettre en cause, comme
nous le faisons, les pratiques des humains antérieurs. Nous. Si,
comme il est probable, et même si elle ne l’emporte pas
définitivement, la sagesse humaine continue de s’accroître, je
pense qu’ils n’auront pas de mots assez durs pour notre
civilisation qui aura tué, emprisonné, condamné, exécuté,
mutilé, pour de simples bouts de papier imprimés sans absolument
aucune valeur, comparés à la vie, cette étincelle mystérieuse
dont nous somme dépositaires.
On
ne cesse de nous rebattre les oreilles avec le fait que nous ne
penserions qu’en termes utopiques, à quoi les dirigeants
politiques opposent de plus en plus souvent, de plus en plus
systématiquement, celui de pragmatisme. Le socialisme, la paix, la
liberté, l’égalité, seraient des utopies réservées à je ne
sais quelle bande de doux rêveurs qui ne voudraient pas voir que la
vie, la vie réelle, le monde des “vrais gens”, ne sont pas
régis, ne peuvent l’être, par ces idéaux d’un autre âge,
vains, négligeables pour qui aurait les pieds sur terre. Mais
qu’est-ce, au juste, qu’une utopie? Si l’on consulte le
dictionnaire, il nous dit: conception ou projet qui paraît
irréalisable. Si l’on s’en tient à une définition plus
“épidermique”, une utopie, ce serait une bonne idée qui n’a
aucune chance de se concrétiser. Une “bonne idée” restant un
terme à définir. Dirions-nous, plus précisément, une idée
généreuse? Une utopie peut-elle être négative? Dans ses
intentions, veux-je dire. Par exemple, l’espoir d’éliminer tous
les cons est-il une utopie? Non, au sens où elle suppose
élimination. Oui, au sens où elle propose cet acte expéditif aux
fins d’améliorer le cours des choses. La pais est une utopie. La
guerre peut-elle en être une? La liberté est une utopie.
L'enfermement, la contrainte, la prison, assurément, non. Je pense
donc pouvoir tabler sur ce point qu’une utopie est, par essence,
une chose positive. Une bonne mauvaise idée. Bonne parce que
généreuse, tournée vers l’avenir radieux, mauvaise parc
qu’irréaliste.
On
en arrive ainsi à une définition plus moderne de l’utopie. Pour
nous, hommes du vingt et unième siècle, c’est une bonne idée
qui, lorsqu’on tente de la concrétiser, se révèle toujours
catastrophique. L’exemple le plus patent étant le marxisme. Du
moins, pour ceux qui nous gouvernent.
En
quoi l’argent pourrait-il, alors, être une utopie? Reprenons aux
origines: qu’est-ce que l’argent?
I)
Qu’est-ce que l’argent?
Reportons-nous
loin en arrière, au temps des premiers Hommes, pas forcément les
tout premiers, quoique. Imaginons que vous êtes l’un d’eux, que
vous avez deux cochons et le groupe humain voisin, des fruits, par
simple hasard de répartition des territoires. Votre tribu va à la
rencontre de la voisine et propose d’échanger le cochon
excédentaire contre une quantité jugée équivalent de fruits.
Tope-là, vous avez des fruits, ils ont de la viande. Compliquons le
problème: vous avez un cochon surnuméraire. Votre voisin a des
fruits qui feraient votre bonheur mais, lui, n’a rien à faire d’un
cochon. Ce qu’il veut, c’est des outils. Un autre de vos voisins
fabrique des outils mais ne désire ni fruits ni cochon. Ce qu’il
veut, c’est du blé. Vous trouvez un voisin plus lointain qui, lui,
a du grain et veut bien les échanger contre un cochon. Il vous reste
à faire quelques kilomètres. Vous amenez le cochon au dernier,
prenez les grains, échangez ce grain contre des outils auprès du
deuxième, et allez enfin voir le premier à qui vous remettez des
outils contre ses fruits. Avec, en sus, toute la problématique des
quantités. Combien de blé pour un cochon, combien de grains pour un
outil, combien d’outils pour tant de fruits. Au total, vous risquez
de vous retrouver avec des grains et des outils dont vous n’aviez
aucun besoin. Et c’est là que s’invente, dans un cerveau assez
clairvoyant, le concept d’argent. Si l’on invente une monnaie
d’échange par tous reconnue, plus besoin de se déplacer pour
quatre transactions. Le dernier vient chercher mon cochon, me le paye
et, avec ce qu’il faut de monnaie, j’achète des fruits au
premier. Belle idée, généreuse, pratique, facilitatrice. Une
utopie. Bien sûr, il reste à inventer le support matériel des
échanges, à ancrer cette belle idée dans le réel, en un mot, à
trouver la monnaie. La première idée qui a dû venir à notre homme
devait être quelque chose comme un caillou rond. Très mauvaise
idée. Les cailloux ronds sont légion. Je me baisse, je suis riche.
Plus rien n’a de valeur. Il faut trouver un objet rare. La seconde
idée a dû être quelque chose comme un os particulier d’un animal
comestible. La rotule du mouton, le bréchet d’une volaille.
Beaucoup moins répandus. Mais sûrement encore trop. Il n’a pas dû
couler beaucoup d’eau sous les ponts avant d’en arriver à une
pierre précieuse, puis, tout naturellement, au cuivre, à l’argent
et à l’or. Arrivé à ce point, on pourrait penser que l’histoire
est terminée. L’argent n’est plus une utopie puisqu’il a
trouvé sa traduction dans le réel. C’est évidemment sans compter
sur la dérive naturelle de cette fausse bonne idée: l’accumulation.
II)
L’accumulation
L’existence
de points d’accumulation est concomitante à l’existence même,
ils existent partout et en tous temps, à la naissance de l’univers
même. La théorie des points d’accumulation dit, pour simplifier,
que, si vous lâchez un nombre important de billes sur une table,
vous n’avez aucune chance de les voir se répartir uniforméméent
sur toute la surface de la dite table mais qu’elles vont se
disposer, aléatoirement, certes, mais toujours en formant des
“amas”, plus ou moins gros, plus ou moins nombreux. Ce fait est,
pour nous, un heureux hasard, puisque, si l’on considère que la
théorie du Big Bang est réaliste, plutôt que de se répartir
unifomément dans tout l’univers, la matière s’est agglutinée,
par endroits, en tas, donnant naissance aux étoiles, aux planètes
puis à nous. L’accumulation est aussi âgée, aussi présente, que
le premier atome créé. Elle est intimement liée à l’existence.
Par voie de conséquence, créer une chose, c’est, inévitablement,
en créer l’accumulation. L’eau existe, avec elle les lacs, nous
inventons l’automobile, les bouchons le sont aussi. Ainsi en
va-t-il de l’argent. Depuis l’invention du concept d’argent,
celui-ci s’est accumulé en certains points. Dans des poches, des
bourses, des coffres, des banques. Pour autant qu’elle soit
inévitable, l’accumulation est-elle une bonne chose? Pour ce qui
me concerne, j’aurais mauvaise grâce à me plaindre. Chaque humain
n’est autre chose qu’un point d’accumulation de matière. Pour
ce qui concerne l’argent, par contre, je serais moins enthousiaste.
Il m’apparaît que ce serait plutôt une dérive indésirable et
lourde de conséquences néfastes.
Accumuler
l’argent n’est pas, vous en conviendrez, conforme à l’idée
qui a présidé à son avènement. Tout est question de quantitité,
je vous l’accorde. Mettre un peu à gauche pour voir venir n’est
pas très préjudiciable, nécessaire, même, pour assurer la
continuité de l’existence. Mais accumuler des milliards, je le
crains, est non seulement dérogatoire à l’idée de base mais, de
plus, une dénaturation de l’argent même, qui devient, par là,
valeur lui-même, alors qu’il n’a plus d’équivalent en biens
matériels, qu’il ne se mange pas, qu’il est un piètre
carburant, bref, qu’il devient virtuel. La logique voudrait que
l’accumulation d’argent soit inepte. Que l’argent, à
l’exception d’une petite partie, soit toujours en circulation.
Et, conséquence, que l’accumulation ne s’opère pas sous la
forme de monnaie mais d’un autre bien, qui reste peut-être à
inventer, spécifiquement dédié à marquer la richesse. La dérive
finit d’acquérir son caractère néfaste avec l’invention du
prêt et de l’usure. A ce point, l’accumulation d’argent
s’entretient elle-même puisque l’intérêt permet d’en
augmenter automatiquement le montant, sans autre action que de le
posséder. L’argent devient de plus en plus virtuel. Il y a une
énorme différence entre posséder quinze voitures, dix maisons, une
île déserte, un avion, vingt châteaux, cent kilogrammes de caviar
ou bien posséder l’argent nécessaire à leur acquisition.
L’argent ne se mange pas, fait un très médiocre bateau, n’est
avion qu’en papier, en un mot, il est virtuel. et sa valeur ne
dépend que d’une convention: sa valeur d’échange, reconnue,
admise par tous, comme ce fut le cas au commencement même de son
existence. L’accumulation d’argent est un non sens, une ineptie,
et ce point serait risible s’il n’était la cause d’à peu près
tous les problèmes du genre humain. Pourquoi les ravages de la
mondialisation, la culture du pavot, les guerres, la course au
pétrole, les morts de la faim, le sida en Afrique, les
préoccupations sécuritaires, l’autorité de l’Etat, pourquoi
leurs terribles conséquences en termes de vies humaines si ce n’est
pour l’accumulation d’argent?
III)
L’argent, voilà l’utopie!
Il
ne vous aura pas échappé que l’accumulation d’argent est
synonime de pouvoir, lequel pouvoir n’a pas intérêt à voir
chamboulé l’ordre immuable des choses. L’argent doit rester ce
qu’il est et où il est. C’est la raison pour laquelle le parti
de l’argent dénonce avec tant de force les utopies de gauche, les
théories révolutionnaires, s’appuyant pour cela sur les drames
humains, les massacres, les bains de sang, hélas réels, qu’ont
engendrées toutes les tentatives de les appliquer dans le réel. Les
préoccupations pour les droits de l’homme de ces unanimes et
pragmatiques contempteurs ne sont pourtant que façade, un biais par
lequel ils trouvent matière à condamner rédhibitoirement ce qu’ils
nomment utopies, s’évitant ainsi de révéler leurs vraies
intentions, accréditant l’idée de l’impossibilité de faire
autrement que ce qui est, et préservant leur richesse. Leur estime
des autres étant proche du néant, il n’est pas permis de douter
qu’il ne faut ici voir qu’une manipulation.
A
tous ceux-là, éternels puissants, je voudrais opposer leurs propres
arguments: ils condamnent des idées au nom du fait qu’elle furent
particulièrement meurtrières. Et l’argent? Qu’est-ce d’autre
qu’une idée meurtrière? Et de combien de morts est-il
responsable? Une idée, oui, celle d’inventer un medium pratique
pour des échanges. Ces gens disent que l’utopie est à proscrire
parce que ses conséquences sont toujours catastrophiques. Et
l’argent? Les dérives de l’utopie seraient la cause de tous les
massacres depuis la Révolution française? Et l’argent? Depuis
quand cette idée tue-t-elle?
A
tous ceux-là, qui chassent d’un revers de main toute idée
susceptible de changer un tant soi peu l’ordre établi au prétexte
qu’elles seraient toutes des uopies, j’ai le regret de le dire:
leur monde tient sur la pire d’entre toutes. L’argent, voilà
l’utopie!